mar 30

Une source de problème

Nous avions à l’époque acheté un petit chalet dans les Laurentides, ce qu’on appelle populairement ici un « shack », soit une bicoque des plus simples en demi-rondins, posée sur un vaste terrain planté de sapins majestueux. Le terrain en pente bordait un lac paisible où la tranquillité des lieux était garantie par une loi municipale qui interdisait l’usage de tous les engins motorisés. Nous avions donc dès le premier week-end fait l’acquisition d’un splendide pédalo. La tranquillité régnait… en principe. Lorsque j’y repense, je me dis que les voisins eurent bien de la chance que nous ayons choisi le chalet agrémenté d’un très grand terrain car nos séjours là ont été des plus actifs et certainement des plus bruyants.

Ce chalet ne manquait pas de cachet dans le genre simple, voire fruste. Évidemment, ce n’était ni son confort ni son luxe qui nous avaient attirés, mais plutôt la sérénité des lieux et le paysage qui le cernait. La vue panoramique sur le lac a fait le sujet de plusieurs de mes toiles plus tard. Plus tard en effet, car en attendant, nos week-ends étaient occupés, très occupés.

Mon mari, comme tous les gens du sud ne peut vivre en seule compagnie de son épouse et ses enfants. Il était pour lui inimaginable de passer un week-end au chalet sans invités. Tous les vendredis soirs, il s’emparait du téléphone et pratiquait avec célérité son indéniable capacité à ameuter toute la famille et tous les amis et à les convier généreusement tous les week-ends à venir passer la journée chez nous quand ce n’était pas le week-end au complet. Je n’ai pas souvenir en trois étés passés là d’un après-midi serein en la seule compagnie de mon mari et de mes enfants. Les pique-niques de 15 à 20 personnes faisaient partie de nos normes. Mais finalement, nos invités se retrouvaient toujours à mettre la main à la pâte d’une manière ou d’une autre, car il y avait toujours un projet ou un problème en cours dans ce chalet rudimentaire que l’ancien propriétaire nous avait vanté être sans troubles.

Je dois avouer que ce chalet rustique était centre de rires et de plaisirs, de convivialité, de réunions champêtres à la bonne franquette, mais également de problèmes. Durant les trois années où il nous appartint, il s’ingénia je crois à nous empoisonner l’existence. À moins que je n’ai fini par lui donner une personnalité qu’il n’a jamais effectivement eue parce qu’il n’était pour moi, et même pour nous lors des derniers mois, qu’une source de tracas. Ces tracas n’étaient pas toujours d’ordre technique reliés directement à la structure et aux installations de cette bicoque mais aussi aux événements qui s’y déroulaient lorsque nous y étions.

Techniquement, ce chalet vieillissait. Son plancher faiblissait sous nos pas en certains endroits. Lorsque vous entriez dans la salle de bain d’un mètre sur deux, vous aviez tout intérêt à scruter le sol et à bien viser avant d’y poser les pieds sinon, immanquablement, vous vous retrouviez en mauvaise posture. Les faiblesses du plancher au cours de nos trois années à titre de propriétaires occupants de fin de semaine n’ont pas constitué nos seules aventures. Le drain français fut un épisode mémorable d’exercice de pelle, terre, gravier et installation du fameux drain. La fugue de notre épagneul tombé fou d’amour pour une chienne du coin, dura trois jours. Nous connûmes aussi les affres des champignons inconnus goûtés par Nicolas et la course pour trouver une clinique ou un médecin dans ce coin perdu un dimanche. L’élaboration de la plage de sable, idée généreuse d’un père pour faire plaisir à ses enfants, fut également remarquable. Le chauffeur d’un énorme camion de dix roues décréta qu’il ne pouvait pas descendre au bas du terrain et déversa sa benne remplie du sable commandé en haut, lequel sable fut descendu au bord du lac, brouette par brouette, durant deux fins de semaine au complet, avec la collaboration des invités du jour. On nous chaparda notre superbe pédalo turquoise mais le ou les voleurs nous laissèrent tout de même au pied du sapin, la chaîne qui l’avait retenu avant qu’ils décident de se l’approprier. Chaque fin de semaine avait son gag, nous étions assurés de ne pas nous ennuyer.

Jusqu’au jour où, la pelouse pleine d’une quinzaine d’invités bavardant joyeusement autour du barbecue, en ouvrant un robinet, nous eûmes la surprise de n’en voir sortir qu’une eau brune de toute évidence porteuse de terre ou autre substance souterraine du même genre. Consternation à prime abord en petit comité, mon mari et moi, puis générale. Chacune des quinze personnes présentes avait son idée, son opinion. Mais le résultat était là. Nous n’avions plus d’eau potable. Plus d’eau pour boire, plus d’eau pour la toilette, plus d’eau pour cuisiner ni faire la vaisselle. Un chalet sans confort pour les fins de semaine, c’est drôle mais sans eau, c’est plutôt inquiétant surtout lorsqu’on a deux enfants d’une dizaine d’années et un bébé qui vient de naître. En bons citadins que nous étions, les premiers moments consistèrent à tourner le robinet, fermer le robinet, attendre quinze minutes, puis une heure, et finalement le week-end suivant. Malheureusement, à notre retour la semaine d’après, le problème ne s’était pas volatilisé. L’eau qui s’écoulait du robinet demeurait brune et peu attirante.

Un voisin appelé à la rescousse nous indiqua fièrement que son eau était belle et que lui, ça ne lui était jamais arrivé. Il partit à grands pas en compagnie de mon mari consulter le voisin suivant. D’un chalet à l’autre, ils passèrent l’après-midi à enquêter auprès d’une bonne partie des résidents du tour du lac, à échanger des points de vue et à se raconter toutes sortes d’histoires qui finalement, n’avaient que peu de chose à voir avec notre problème de robinet et d’eau terreuse. Au bout de l’après-midi, mon mari revint la mine basse, plus perplexe que jamais. Au fur et à mesure de toutes ces interventions, conversations et tergiversations, il semblait que nous avions probablement un problème de puits. Tiens donc, un problème de puits mais quel puits? Je ne savais même pas que nous avions un puits. Pour moi les puits étaient ces petites constructions de pierre, généralement circulaires et charmantes, que l’on trouve dans les petits villages de France, d’Italie ou d’ailleurs, et qui occupent inévitablement la place centrale. Les villageoises et villageois, mais plus souvent les villageoises vont y chercher de l’eau à l’aide de leurs seaux et en profitent pour discuter et échanger les derniers cancans avec les gens et les commerçants des alentours. « Mais non chérie, nous avons un puits artésien! » me dit-il. Un puits artésien! Il me semblait que nous avions une pompe dans la remise. Nous n’avions pas l’eau courante comme à Montréal. J’appris ainsi que la pompe était reliée au puits artésien pour nous donner l’eau qui elle, venait de la nappe d’eau souterraine. Ce puits artésien fonctionnait un peu sur le même principe que les jolis puits qui avaient illustré mes classiques de Pagnol, Alphonse Daudet et autres auteurs provençaux, mais, il n’était pas apparent du tout. Il n’était pas fait de jolies pierres du pays. Il était enterré et c’est ce qui a donné le ton, le tempo, l’ambiance aux quatre semaines qui ont suivi. Enterré où ce puits? Devant le chalet, à gauche, à droite? Lorsque ce chalet avait été érigé une bonne trentaine d’années auparavant, les plans d’architectes et autres géomètres arpenteurs n’étaient pas de mise dans cette région-là. Nous avions donc un puits artésien quelque part sous nos grands sapins, lequel puits nous envoyait un signal d’alarme.

Durant sa tournée du voisinage, mon mari avait tout de même réussi à obtenir d’un voisin, probablement de meilleur conseil que tous les autres, le nom et le numéro de téléphone d’un spécialiste en puits. Nous allions de découverte en découverte. Non seulement nous avions un puits artésien mais en plus, il existait une corporation professionnelle de spécialistes en puits. Le moral reprit sa position au beau fixe. Nous nous imaginions déjà sauvés par le fameux spécialiste. Le week-end prochain, nous aurions de l’eau. Mon mari se saisit du téléphone, compose le numéro et le spécialiste répond. Mon mari explique le problème ou plutôt les symptômes et ledit spécialiste confirme qu’en effet, nous avons certainement un problème à la tête du puits et qu’elle doit être changée. Il peut nous aider, ça se remplace facilement.

La vie est belle excepté qu’avant de clore la conversation, il assène à mon mari : « Moi, je change les têtes de puits sans problème mais je ne creuse pas. » Et mon mari de rétorquer : « Et vous connaissez quelqu’un qui creuse? — Ah non! réplique-t-il, vous devrez le faire vous-même, vous me rappellerez quand vous aurez trouvé la tête du puits. — Mais vous qui êtes spécialiste, savez-vous où j’aurais des chances de la trouver cette tête? »

Comme nous, le spécialiste n’en avait aucune idée. Les constructions de cette époque-là se bâtissaient sans plans selon l’imagination et les besoins des propriétaires du terrain, souvent bâtisseurs du dimanche. Aucune norme n’était en vigueur. Il nous conseilla simplement de commencer à creuser près du chalet, à l’endroit où le tuyau de la pompe s’enfonçait dans la terre. Ensuite, il suffisait de le suivre en creusant jusqu’à la tête. « Et vous avez une idée de la distance? — Pantoute! Tout dépend où est votre nappe d’eau. »

Conclusion, nous n’avions plus qu’à nous armer de pelles, de pioches, de courage et à creuser. Nous avons creusé une partie de la soirée et le lendemain. Nous sommes rentrés à Montréal fourbus.

Le week-end suivant, mon mari a appelé à l’aide deux amis. À trois ou quatre paires de bras, nous devions pouvoir atteindre cette tête de puits plus facilement. Vers 12 h, nous avions une belle tranchée d’un mètre de profondeur et d’à peu près deux mètres de long. Nous suivions le tuyau qui partait de la pompe mais qui avait une tendance non seulement à descendre de plus en plus bas mais aussi à serpenter tantôt à droite, tantôt à gauche. Le concepteur ou poseur du fameux tuyau devait être fantaisiste ou farfelu.

Après un bon repas, les quatre ouvriers en herbe que nous étions reprirent le travail, bien décidés à en venir à bout d’ici la fin de la journée. Des collines de terre à droite et à gauche de la tranchée commençaient à s’amonceler sur notre belle pelouse. Les voisins nous observaient de loin, l’air goguenard. Nous sentions que des conciliabules se déroulaient bon train. Ils devaient les trouver drôles ces Montréalais. En milieu d’après-midi, l’un d’eux s’approcha et nous dit qu’au fond il serait sans doute plus facile et plus rapide de creuser au-dessus de la tête du puits. Bon, un confrère de La Palice! Nous avions par contre une anomalie majeure car nous ne savions pas où pouvait être située cette tête. C’est alors qu’il nous conseilla d’utiliser un sourcier. Il en connaissait un. En quelques minutes, le sourcier armé de sa branche de cerisier nous indiquerait la source. Nous regardions le bonhomme, mi-inquiets mi-amusés. Un de nos amis finit par se retourner et s’éloigner saisi de fou rire. Avions-nous affaire à de la sagesse populaire, allions-nous rencontrer un vrai radiesthésiste ou affronter un charlatan? Aurions-nous affaire à un sourcier ou à un sorcier? Le bonhomme habitait une bicoque perdue au fond des bois sans adresse précise. Le voisin bien intentionné nous donna quelques indications et nous décidâmes de passer là sur le chemin du retour le lendemain. Le travail reprit mais l’énergie baissait. Le sourcier toutefois alimenta nos conversations et plaisanteries le restant de la journée.

Les copains nous abandonnèrent le samedi soir, prétendant que leurs dos n’en pouvaient plus. Nous ne pouvions pas leur en vouloir, les nôtres étaient endoloris aussi. Le lendemain, nous dûmes creuser seuls. En fin de journée, nous suivîmes les indications et trouvâmes la fameuse maison mais pas son propriétaire. Nous lui laissâmes un mot expliquant notre situation et indiquant que nous serions de retour à notre chalet le samedi suivant ainsi que notre adresse et numéro de téléphone. Le sourcier ne nous appela pas de la semaine.

De retour au chalet le samedi suivant, c’est deux beaux-frères et trois autres amis qui s’armèrent des pelles, pioches et seaux pour aider mon mari. Pendant ce temps-là, j’entretenais la conversation avec leurs épouses et alimentais et abreuvais tout ce beau monde. La tranchée prenait de l’ampleur, s’allongeait, s’élargissait et sinuait de plus en plus loin et de plus en plus profondément sur notre pelouse dont une bonne partie disparaissait maintenant sous les amas de terre devenus des montagnes. Et toujours pas de tête de puits, ni de sourcier non plus! Ce puits allait nous rendre fous. À la fin de la journée, nous perdîmes quelques membres de l’équipe mais deux courageux décidèrent de rester et de dormir avec nous dans notre petit chalet afin de commencer de bonne heure le lendemain matin. La minuscule salle de séjour se transforma en dortoir.

Tous levés tôt le dimanche matin, nous reprîmes le travail après le café et les croissants. Notre tranchée devait mesurer maintenant un bon six à sept mètres de long sur trois mètres de profondeur. Pour les enfants, cette galerie à l’air libre était aussi un centre de jeu et les voisins avaient de quoi papoter. L’un de nous décida de prendre des photos. Tout n’était pas perdu, nous aurions des souvenirs de l’événement sur papier et nous avions hâte de photographier aussi éventuellement le sourcier, lequel était encore pour le moment aux abonnés absents. Au moins, il faisait beau donc les tas de terre s’amoncelaient sans que nous ayons les pieds dans la boue. Entre les courses pour nourrir ce beau monde, la préparation des repas, la distribution d’eau en bouteille, les enfants et le bébé, plus cette recherche de puits, nos week-ends de chalet prenaient une véritable allure de travaux forcés. Nous commencions sérieusement à désespérer quand tout à coup un de nos amis s’écria : « Je crois que j’ai quelque chose! ». Immédiatement les quatre hommes présents firent cercle autour de ce que Michel venait de découvrir. Nous n’entendions plus que des attention, vas-y doucement, gratte ici, creuse là, dégage autour. L’excitation était à son comble. Nous étions tous épuisés mais heureux d’avoir enfin trouvé ce qui semblait être la tête du puits. Mon mari s’empressa d’appeler alors le spécialiste pour l’informer de notre découverte.

 

Comme tout spécialiste, l’homme était occupé. Il ne vint donc que la semaine suivante. Notre terrain avait l’air d’une fourmilière géante dérangée en plein travail, d’un chantier à ciel ouvert, d’une région sinistrée. Une fois la réparation terminée, le test du robinet fut positif, notre eau de source s’écoulait enfin transparente et pure comme nous l’avions toujours connue. Le spécialiste n’avait mis que deux heures à régler le problème. Assis sur les marches, mon mari et moi découragés , nous contemplions les dégâts, la pelouse dévastée, les montagnes de terre à réintégrer dans la tranchée, le résultat navrant de nos quatre week-ends de travail et d’efforts.

Nous appelâmes de nouveau les amis à la rescousse mais cette fois-ci pour reboucher la tranchée. Ces travaux-là se firent en l’espace d’un après-midi. Le champagne mis au frais depuis le matin fut débouché et nous conviâmes les voisins à venir fêter avec nous la fin des travaux. Nous n’avions toujours pas vu le bout du nez du sourcier ni même reçu de ses nouvelles. Pourtant des années après, il demeure un de nos sujets de conversation, il alimente encore notre imagination et celle des amis. Nous nous en sommes fait tout un portrait et nous lui avons donné des pouvoirs qu’il n’a probablement jamais eus mais nous continuons à penser et à prétendre que s’il avait bel et bien existé, nous aurions sans doute atteint la tête de notre puits plus rapidement.

 

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